Cela fait déjà plus de treize ans que, effaré par la manière inquiétante dont le rapport dit Obin publié en 2004 ("Les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires") avait été reçu au sein même du corps enseignant, par certains individus certes assez isolés dans leur radicalité, j'avais tenu à le mettre en ligne, un an plus tard. Mais il est nécessaire de procéder à une piqûre de rappel, parce que, depuis, nombre de faits très inquiétants sont parvenus à la connaissance du grand public – et je ne parlerai ici que de la semaine dernière – sur lesquels il convient selon moi de réfléchir.
Par exemple le grand succès (hélas : environ un millier d'atteintes à la laïcité signalé par trimestre) de la plate-forme d'appels créée fin mai dernier par le ministre Blanquer aux fins de signalement des entorses à la laïcité et aux conflits liés à la religion - on devine laquelle. Ainsi, ce qui est rapporté est particulièrement navrant : outre la "traditionnelle" mise en cause de certains enseignements, on découvre - dans une note des renseignements généraux - le cas d'élèves refusant d'avoir cours dans une classe comportant du mobilier rouge, jugé «haram» (!), ou encore qui se bouchent les oreilles quand on passe de la musique ; on note même le cas de jeunes garçons de maternelle refusant de donner la main à une petite fille ; et on apprend que dans un collège de la ville de Troyes, des élèves de sixième ont refusé d'aller à la piscine avec leur classe, de peur de “boire la tasse et de casser le jeûne”. J'ai même ouï dire, mais je ne saurais dire si cela est avéré, qu'en Haute-Savoie, des établissements ont renoncé aux classes de neige, tant les exigences sur les menus sont devenues ingérables… De l'aveu même du Ministre, il convient de "ni dramatiser, ni minimiser", et de conjuguer "dialogue et fermeté". S'il se pouvait qu'une telle attitude fût partout observée…. Notons au passage que les débordements ne concernent pas seulement les élèves : pour près de 10 %, ils impliquent des membres du personnel : le ver est dans le fruit…
Il faut ajouter à ce climat fort inquiétant en soi, un second motif de préoccupation, quand bien même il ne concerne pas l'école au premier chef. Pour tout dire, l'ONU souhaiterait, par l'intermédiaire de son Comité des droits de l'homme, remettre en cause l'interdiction de la burqa en France ! Ainsi donc, ledit Comité s'apprête à contester la loi française du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l'espace public (en tant que discriminante et portant atteinte à la liberté religieuse) ! Aussitôt, certains de se récrier, sans doute, fustigeant un organisme au service exclusif des tenants de l'Islam. Eh bien, il n'en est rien. Car à l'intérieur de ce Comité comprenant dix-huit personnes, les pays musulmans (Tunisie Égypte Surinam) sont en grande minorité : on trouve en effet, participant à ses travaux (et avis), les États-Unis, bien sûr, la France, l'Italie, l'Allemagne et même… Israël. Ce qui rend d'autant plus préoccupantes les "préoccupations" du Comité des droits de l'homme.
Notons enfin que c'est ce même Comité qui avait, en 2008, cherché des poux dans la tonsure française au sujet de la fameuse affaire dite de la "crèche Baby-Loup". Il est piquant, alors, de rappeler ici que la déclaration universelle des droits de l'homme de 1948 stipule l'entière liberté pour les hommes (au sens générique) de choisir (ou pas) leur religion. Or, qu'en est-il de la liberté religieuse, de l'athéisme et de l'apostasie dans les pays musulmans ? Notre Comité des droits de l'homme ne s'est jamais penché sur cette question…
Et je ne ferai qu'une très brève allusion à l'incroyable déclaration, il y a tout juste un an, de notre propre président en visite à Abu Dhabi : "Ceux qui veulent faire croire, où que ce soit dans le monde, que l'islam se construit en détruisant les autres monothéismes sont des menteurs et vous trahissent" ; car il faudrait être un Zemmour, ou un Onfray, pour répondre de manière fulgurante...
D'où la nécessité de la "piqûre de rappel" à laquelle je faisais allusion. Elle sera constituée d'un extrait de l'ouvrage passionnant dans lequel une vingtaine de personnalités diverses ont commenté le rapport officiel ("L'école face à l'obscurantisme religieux"). J'ai été un certain temps tenté de reproduire la contribution de Mme Chantal Delsol, intitulée "Il est probablement trop tard". Mais c'eût été fermer la porte à toute espérance. J'ai donc préféré donner la parole à Mme Dominique Schnapper...

 

"La lâcheté devant les violents n'a jamais donné de bons résultats. Elle ne fait que renforcer leur violence. C'est par la résistance qu'on peut espérer les contrôler". (Dominique Schnapper)

Des jeunes filles obligées de raser les murs parce qu'elles ne s'habillent pas "comme il faut", des professeurs de lycée censés justifier un cours d'histoire sur les croisades, des élèves qui refusent de dessiner une carte de France "parce que ce n'est pas leur pays", des menaces, parfois physiques, contre des enseignants qui évoquent un texte de Voltaire sur Mahomet ... Doit-on jouer un requiem pour l'école laïque ?
Qui peut soutenir qu'il ne se passe rien d'inquiétant dans certains collèges et lycées ? Certainement pas les auteurs du "rapport Obin", commandé puis occulté par l'Éducation nationale, sur Les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires. Rédigé à partir d'une enquête de terrain sur tout le territoire français, par une équipe d'inspecteurs généraux, ce texte conclut à la nécessité, pour l'institution scolaire et l'ensemble de ses acteurs, de réaffirmer les valeurs fondamentales de la République, au premier rang desquelles la laïcité.
20 personnalités réagissent. Elles commentent, chacune selon leur optique, la banalisation de l'insulte raciste et antisémite dans certains lycées, la montée du sexisme, l'appauvrissement du niveau linguistique des élèves...
Dans certaines académies, il n'est pas un établissement scolaire qui ne connaisse, avec plus ou moins d'intensité, des tensions semblables à celles qui sont ici décrites. Mais ce n'est pas une fatalité, dit aussi le "rapport Obin" et, avec lui, ses commentateurs.

 

 

 

Il faut surmonter la consternation que suscite la lecture attentive du rapport Obin et, sans condamner, ni déplorer, se contraindre à l'effort pour comprendre.

La première observation que peut formuler le sociologue professionnel porte sur la méthode. L'enquête, comme le précisent ceux mêmes qui l'ont réalisée, n'a pas la prétention d'être représentative. C'est une recherche sur le terrain que les spécialistes appelleraient qualitative. Elle ne permet ni de chiffrer la part de la population scolaire concernée, qu'il s'agisse des élèves ou des enseignants, ni la part des établissements touchés par le mouvement de réislamisation extrême, ni leur répartition dans l'espace national. Mais qui doute, après l'avoir lue, que l'enquête "scientifiquement" représentative qui aurait pu prendre la suite de ce travail aurait apporté des précisions des nuances, mais qu'elle aurait confirmé l'essentiel des résultats ? Il faut prendre les résultats de ce travail comme des données de fait et apprécier que la langue des inspecteurs généraux soit plus claire et plus nette que celle de nombre d'experts spécialistes des problèmes de l'école et de l'islam, souvent fort précautionneux et trop soucieux de ne pas sombrer dans une "islamophobie primaire". Les auteurs du rapport ont le mérite d'appeler les choses par leur nom. Il faut ajouter qu'aucune enquête, qualitative ou quantitative, représentative ou non, "scientifique" ou non, ne permettrait de prévoir l'évolution du monde scolaire dans l'avenir. Ce qu'on nous rapporte, est-ce un moment, une étape provisoire avant que les principes de la laïcité s'appliquent à nouveau à tous - interprétation optimiste ? Ou bien la diffusion des "signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires" annonce-t-elle une révision déchirante dans les faits sinon dans le droit, et l'épuisement du modèle de la tolérance laïque, seul principe qui permet de faire vivre ensemble ceux qui adhèrent à des croyances et des pratiques religieuses différentes - interprétation pessimiste ? À ces questions, aucune enquête ne permet de répondre et nous sommes réduits à des conjectures.

Ce qui m'inquiète à la lecture des faits rapportés, moi qui me compte parmi les tenants d'une laïcité tolérante dans l'application mais ferme sur les principes, c'est de constater que la fureur des extrémistes religieux se porte sur les deux populations qui ont toujours été les objets privilégiés de la fureur des fondamentalistes de tout poil : les femmes et les juifs. On peut méditer sur la détestation transmise de génération en génération que suscitent les uns et les autres, sur l'obsession de la "pureté" qui aboutit à les persécuter, à les violenter, à les humilier ou même, dans le cas des juifs, à les éliminer. On peut se demander pourquoi la "redécouverte" de ces passions est apparue si spontanément dans des générations qui n'ont fait que l'expérience de la vie dans des démocraties globalement tolérantes. Mais on ne peut négliger l'expérience historique ; les femmes et les juifs sont toujours les cibles idéales pour tous ceux qui détestent les autres et refusent de les connaître ou de les reconnaître. Ils suscitent des passions aussi obscures que redoutables.

Or, le rapport nous apprend que la surveillance des jeunes femmes - nées en France et élevées dans les écoles de la République - ne cesse de se renforcer, les adolescentes sont surveillées par leurs grands frères, les jeunes filles ne disposent plus de la liberté première, celle d'aller et venir. La mixité est progressivement supprimée dans tous les espaces sociaux - à la mosquée, dans la piscine, dans la rue. Dans l'école, seul lieu de mixité imposée par la loi, la pression monte pour que les sexes soient désormais bien séparés l'un de l'autre. Les mariages traditionnels, "arrangés", c'est-à-dire forcés, au lieu de disparaître, redeviennent nombreux, les violences à l'égard des filles sont désormais légitimées par la religion. Quant aux enfants juifs brutalisés et persécutés par leurs camarades, c'est eux qui sont contraints de quitter l'établissement scolaire où règnent leurs persécuteurs, afin d'assurer la paix sociale dans les collèges. La République ne protège plus ses enfants. L'inscription des signes et manifestations du religieux dans cette longue histoire de la haine recyclée visant les femmes et les juifs est, soyons modérés, inquiétante.

Que faire ? La réponse est ardue, nous le savons. Il est plus facile d'observer les faits, et de les déplorer, que de conseiller des acteurs de "terrain", que rien ne prépare à maîtriser une situation aussi explosive. On s'en voudrait de se poser en tant que conseilleurs, lorsqu'on n'a pas été soi-même confronté à l'épreuve.

On ne peut que proposer quelques réflexions. La première, c'est que l'école n'est pas isolée du milieu social dans lequel elle baigne et qui lui donne les ressources avec lesquelles elle fonctionne. Dans les ghettos urbains, où se concentrent désormais certaines populations descendantes des migrants, en échec scolaire et social, socialement marginalisées - ce qui ne signifie évidemment pas que tous les descendants de migrants sont dans ce cas -, les phénomènes religieux se manifestent, en particulier chez les plus jeunes, avec une force renouvelée. L'école n'a ni les moyens d'échapper totalement à l'influence de la société civile, ni les moyens d'imposer des règles à un milieu violent où on les conteste radicalement. Si les normes communes sont contestées à tous les niveaux, comment l'école peut-elle imposer leur respect ?

Ce n'est pas dire pour autant qu'elle doive céder à toutes les manifestations, tout au contraire. Par-delà le contenu même de l'enseignement, l'école, pour les républicains, a précisément été construite comme un espace fictif, dans lequel les élèves, comme les citoyens, devaient être traités de manière égale, indépendamment de leurs caractéristiques familiales et sociales. C'était un lieu, au sens matériel et abstrait du terme, qui était construit contre les inégalités réelles de la vie sociale, pour résister aux mouvements de la société civile. L'ordre de l'école était, comme celui de la citoyenneté, impersonnel et formel. L'abstraction de la société scolaire devait former l'enfant à comprendre et à maîtriser celle de la société politique. La laïcité de l'espace scolaire en était la première manifestation, puisque, par la neutralité religieuse qu'elle instituait, elle donnait à tous les élèves l'égale reconnaissance de leurs convictions religieuses. Mais quelle que soit la valeur de cette conception de l'école, il faut reconnaître qu'elle s'applique avec de plus en plus de difficultés dans une société individualiste et "providentielle", dans laquelle chacun se donne le droit de critiquer toute autorité en tant que telle et revendique que soient pleinement reconnues son "identité" et son "authenticité" - l'une et l'autre passant désormais souvent par la revendication religieuse.

Pourtant - c'est la seconde réflexion qu'on peut proposer -, l'enquête de terrain confirme que ceux qui ont le courage de prendre en main la situation, d'appliquer les principes "républicains" et de ne pas céder devant les revendications abusives ont obtenu des résultats tangibles. C'est une leçon : seule la résistance paie. Il faut poser clairement que, dans les sociétés démocratiques, il existe des revendications abusives : celles qui remettent en question le principe qui organise la vie collective, à savoir la liberté et l'égalité de tous les êtres humains, hommes et femmes, juifs, "Blacks" ou "Gaulois", religieux de toutes obédiences, incroyants ou agnostiques. Il faut lutter fermement contre tout ce qui remet en cause ce principe fondamental et fondateur de l'ordre social et politique. C'est, on le sait, ce que traduit la législation de la "laïcité" de l'école, qui assure la neutralité de l'espace public à l'égard de toutes les religions, en accordant un égal respect à toutes les religions qui ne sont pas contraires aux libertés publiques. La lâcheté devant les violents n'a jamais donné de bons résultats. Elle ne fait que renforcer leur violence. C'est par la résistance qu'on peut espérer les contrôler. Les religieux extrémistes respecteront les laïques qui leur résisteront, ils mépriseront ceux d'entre eux qui céderont aux revendications contraires à nos valeurs. Il va de soi qu'il faut d'abord dialoguer et expliquer nos valeurs à ceux qui nous mettent à l'épreuve, mais, les auteurs du rapport le disent fort justement, il ne faut jamais transiger sur les principes et les règles de la vie commune.

La lutte doit donc être aussi intellectuelle. On ne lutte bien que si l'on pense clairement. Il faut réaffirmer clairement et fermement que le relativisme culturel n'est pas absolu, mais relatif. Cela signifie que, par-delà les différences dans les traditions culturelles - qu'il ne s'agit ni de nier ni de regretter -, il existe aussi un horizon d'universalité. La reconnaissance de la dignité égale de tous les êtres humains n'est pas un principe relatif à une culture particulière, mais un principe universel. Ce n'est pas un trait de la culture occidentale ou française, c'est une valeur qui s'applique à tous les êtres humains. Les droits de l'homme ne sont pas une invention du monde européen, ils sont universels. On ne saurait justifier ni l'esclavage ni la traite des Noirs ni l'excision des petites filles ni l'inégalité des hommes et des femmes au nom d'une conception intellectuellement erronée du relativisme culturel. Toutes les pratiques qui ne reconnaissent pas cette égalité fondamentale doivent être combattues. De même, la vérité scientifique n'est pas une opinion comme une autre qu'un livre religieux remettrait en question. Pour lutter contre les revendications abusives il faut penser justement ce qui est abusif

L'expérience historique est, là aussi, concluante. Toutes les sociétés qui n'ont pas su affirmer leurs valeurs et qui ne sont pas prêtes à lutter pour les défendre ont connu des destins tragiques. Or, la lutte pour garantir la laïcité à l'intérieur de l'espace public et dans l'école fait partie de nos valeurs communes.

 

© Dominique Schnapper, in L'école face à l'obscurantisme religieux, MaxMilo, Paris, 2006.

 

 

 


 

 

Ancienne membre du Conseil constitutionnel et fille de Raymond Aron (1905-1983), Dominique Schnapper (née en 1934) était Directrice d'études à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS) ; elle est l'auteur (je ne mets pas de "e") de nombreux ouvrages, notamment : Qu'est-ce que la citoyenneté ? et Questionner le racisme (chez Gallimard).

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

 

Accéder au "Rapport Obin" sur Les signes et manifestations d'appartenance religieuse dans les établissements scolaires

 

 

"Last, but not least : ce mercredi 17 octobre, 20:30, sur la chaîne LCP (parlementaire), l'émission "La plume dans la plaie" : un documentaire qui pourrait aider à nous rendre moins naïfs...