C'est un ouvrage capital - et somme toute assez méconnu - que nous a proposé en 2004 Gilles Kepel - dont on connaît assez le sérieux et la profondeur de la réflexion.
Ouvrage capital mais assez complexe aussi, comme son sujet d'analyse : la guerre menée, au sein de l'Islam, depuis le coup de tonnerre voire la catastrophe que fut la fin de l'empire ottoman, entre des factions rivales s'agissant de l'attitude à adopter face au monde occidental.
Aussi, on se limitera ici à la publication de la préface de l'ouvrage qui, déjà, donne beaucoup à penser. Et si j'ai tenu à noter, en exergue, un fait assez méconnu, c'est afin qu'on cesse, - à cause d'une information biaisée - de parler, pour les condamner, des liens très forts entre la famille Bush et l'Arabie saoudite : l'exemple vient d'en haut, si j'ose dire, ou plus exactement de très loin : la surprenante visite du président Roosevelt, de retour de Yalta, édifiera, j'en suis convaincu, plus d'un lecteur !

 

 

 

"Le 14 février 1945 le président Franklin D. Roosevelt, au sortir de la station balnéaire de Crimée où il s'était entretenu avec Churchill et Staline, se rendit sur le canal de Suez, où il rencontra, à bord du croiseur Quincy de l'US Navy, le roi d'Arabie saoudite Abd al-Aziz Ibn Saoud. En échange de la livraison du pétrole saoudien au cartel de compagnies américaines Aramco, les États-Unis s'engageaient à protéger le royaume sur la durée. L'opération Bouclier du désert, en dépêchant les troupes américaines sur la frontière saoudienne, face aux soldats de Saddam Hussein qui avaient envahi le Koweït le 2 août 1990, devait manifester, près d'un demi-siècle plus tard, la pérennité de cet engagement"


[Gilles Kepel, Fitna, guerre au cœur de l'islam, p. 37]

 

En décembre 2001, circule sur Internet un manifeste en langue arabe qui fournit la justification politique des attentats du 11 septembre par l'un de ses principaux instigateurs. Signé du médecin égyptien Ayman al Zawahiri, idéologue d'Al Qa'ida et mentor de Ben Laden, le texte s'intitule Cavaliers sous la bannière du Prophète. Il permet de comprendre pourquoi les adeptes radicaux du jihad ont frappé les États-Unis - "l'ennemi lointain", dans leur langage - et ce qu'ils attendent du cataclysme qu'ils ont déclenché. Le docteur Zawahiri établit d'abord un sombre diagnostic pour les années 1990, au regard des espoirs qu'avait fait naître le jihad triomphant en Afghanistan. De l'Égypte à la Bosnie, de l'Arabie saoudite à l'Algérie, les activistes jihadistes ont partout échoué en définitive à mobiliser derrière eux les "masses musulmanes" pour abattre les régimes au pouvoir - qualifiés d'"ennemi proche". Pour renverser le cours de ce déclin, il faut changer radicalement de stratégie en frappant un grand coup contre les États-Unis. Par son audace et sa magnitude, il doit galvaniser ces populations indécises du monde musulman et les convaincre de la puissance irrésistible des forces du jihad comme de la faiblesse de la superbe Amérique, protectrice des dirigeants "apostats" du Moyen-Orient ou d'Afrique du Nord. Mais cette provocation terroriste sur le territoire de l'Occident ne saurait distraire les militants, dans l'esprit de Ben Laden et Zawahiri, de leur objectif premier : mener une guerre au cœur de l'islam, destinée d'abord et ayant tout à assurer aux militants jihadistes l'emprise sur les esprits de leurs coreligionnaires, afin d'instaurer partout, par la lutte armée, "l'État islamique".

L'échec des années 1990, note Zawahiri, est dû à l'absence d'une grande cause rassembleuse, portée par "l'avant-garde" islamiste, à laquelle auraient pu s'identifier spontanément les populations du monde musulman dans leur majorité. Au tournant du siècle, la Palestine leur fournit soudainement celle-ci. La faillite de la paix d'Oslo, le déclenchement de la seconde Intifada à l'automne 2000 et sa répression massive par le gouvernement de M. Sharon, rendent la lutte armée légitime pour le téléspectateur moyen de la chaîne Al Jazeera et de ses consœurs, qui en diffusent quotidiennement les images. À l'été 2001, les attentats suicides organisés par les islamistes palestiniens, requalifiés en "opérations-martyre" par les prédicateurs d'un bout à l'autre du monde musulman, y incarnent la résistance contre la supériorité militaire écrasante de l'État hébreu. Ce climat délétère constitue l'aubaine attendue par les commanditaires du 11 septembre. Le carnage de New York et Washington se veut la prolongation poussée au paroxysme des attentats suicides palestiniens, dont Ben Laden tente de capter, de détourner la popularité à son profit - comme il le signifie dans sa déclaration télévisée du 7 octobre depuis une grotte afghane en jurant "par Allah qui a élevé les cieux sans colonnes, que jamais l'Amérique ne dormira tranquille" tant que dureront les souffrances des Palestiniens et des enfants d'Irak.

Tandis que les militants du jihad poursuivent, par l'exemplarité de la violence, une stratégie précise qui vise d'abord à conquérir la suprématie dans leur propre univers musulman, l'insertion du Moyen-Orient dans le monde globalisé et unipolaire postérieur à l'effondrement soviétique connaît une crise majeure. La résurgence violente du conflit israélo-palestinien à l'automne 2000 en est le symptôme le plus frappant, mais elle constitue (comme le 11 septembre dans son domaine) l'aboutissement d'un processus souterrain bien plus ancien. Celui-ci a son origine dans une vision du monde influente à Washington dès avant l'élection du président George W. Bush, et qui devient prédominante après les attentats contre le World Trade Center et le Pentagone : le néo-conservatisme. À l'instar des jihadistes, les néo-conservateurs font un diagnostic accablant des années 1990 au Moyen-Orient  mais pour des raisons diamétralement opposées. La paix d'Oslo, qu'abhorrent également Ben Laden et ses affidés car elle détourne les Arabes du jihad pour détruire Israël, est vue par les "neo-cons", qui se font les champions de l'État hébreu, comme un leurre. D'une part, elle crée une illusion de sécurité pour ce dernier, dont les voisins arabes n'auraient accepté l'existence qu'à cause de leur faiblesse conjoncturelle - dans l'attente d'une reprise des hostilités dès qu'ils en recouvreraient les moyens. D'autre part, elle favorise un déplorable statu quo donnant à de mauvais gouvernements arabes, autoritaires et corrompus, l'aval de la Maison-Blanche qui ne questionne pas leurs pratiques antidémocratiques dès lors qu'ils participent au chorus d'Oslo, ou favorisent les intérêts - notamment énergétiques - des États-Unis. Dès le milieu des années 1990, le courant néo-conservateur - dont plusieurs idéologues sont intellectuellement proches du Likoud israélien - pousse à une redistribution générale des cartes au Moyen-Orient, qui comporte deux aspects. L'un, militaire, vise à briser les reins aux États considérés comme une menace pour Israël (la Syrie baassiste et l'Iran des mollahs, mais d'abord l'Irak de Saddam Hussein). L'autre, prolongement civil du premier, à favoriser des réformes démocratiques qui mettront à bas les dictatures, et amèneront aux commandes des représentants de la société civile bien intégrés dans une mondialisation sous hégémonie américaine. Là encore, si les objectifs finals entre jihadistes et néo conservateurs divergent, ils sont les uns et les autres désireux de renverser les régimes en place dans la région, dont ils dénoncent l'autoritarisme et la corruption, que ce soit au nom des idéaux de l'islamisme radical ou de la démocratie. La coïncidence n'est pas purement anecdotique : elle témoigne que les équilibres politiques sur lesquels est bâti le Moyen-Orient sont tenus pour illégitimes par des acteurs prêts à recourir à la force pour les modifier - les uns grâce au terrorisme, les autres à l'action militaire. Or cette portion du globe est principalement caractérisée, en termes économiques, par la présence massive dans son sous-sol d'hydrocarbures qui fournissent une part essentielle de l'énergie de la planète, tandis que les États qui vivent de l'exploitation de cette rente détiennent - lorsque les prix du baril sont élevés, comme cela est le cas en 2004 - des masses de liquidités financières qui déterminent de manière cruciale la marche du monde. Les enjeux sont démesurés, et d'autant plus complexes que les "fondamentaux" de la région, comme l'ont éloquemment rappelé les rapports du Pnud (Programme des Nations unies pour le développement) sur le développement humain arabe parus à partir de 2002, sont globalement désastreux : surpopulation, faible niveau de l'emploi et des salaires, accès déficient à l'éducation et aux moyens modernes de télécommunication, etc. Cela crée les conditions fertiles pour des affrontements d'une ampleur extraordinaire, dont l'un des objectifs est le contrôle du système idéologique dominant qui assure les équilibres politiques et sociaux de la région : l'islam.

Ainsi le séisme du 11 septembre advient-il au croisement de deux logiques sous-jacentes, chacune porteuse d'un projet majeur de transformation radicale du Proche-Orient : les jihadistes d'un côté, les néo-conservateurs de l'autre. Les premiers s'emploient à transformer leur essai, à accroître le nombre de leurs recrues directes et de leurs sympathisants - dans l'objectif de se faire les porte-parole, les défenseurs du monde de l'islam agressé désormais, selon eux, par la "guerre contre la terreur" lancée par le président Bush. Ils cherchent à tirer avantage d'un cycle politique classique, où leur provocation a suscité la répression, laquelle produit des effets pervers et des bavures qui permettent de capitaliser la solidarité avec les victimes de celle-ci (femmes, enfants, blessés ou morts, prisonniers maltraités dont le caractère musulman est mis en avant par les militants). Les seconds "vendent", à l'occasion du 11 septembre, leur projet radical de redistribution des cartes au Moyen-Orient, à un gouvernement américain qui s'est laissé surprendre par les attentats, et qui, sous le choc, accepte d'infléchir les équilibres traditionnels de la politique des États-Unis dans la région en appliquant pour l'essentiel l'agenda néo-conservateur. Alors que Washington s'efforçait jusque-là de tenir la balance égale entre les deux impératifs de la sécurité d'Israël et des approvisionnements en hydrocarbures, la "guerre contre la terreur" met le soutien à la politique de l'État hébreu au premier plan, relativisant les attaches avec l'Arabie saoudite, producteur pétrolier prééminent, dont la famille royale, liée à la famille Bush, est une alliée indéfectible des États-Unis - mais d'où sont originaires quinze des dix-neuf terroristes du 11 septembre.

La "guerre contre la terreur" comporte trois dimensions principales : la traque d'Al Qa'ida, les pressions sur l'Arabie saoudite, le renversement de Saddam Hussein suivi de l'occupation de l'Irak. La traque est menée avec des moyens militaires considérables, des armes de destruction massive "intelligentes" issues de l'arsenal formidable qui avait été développé pour abattre l'URSS. Celles-ci s'avèrent largement inadaptées face à un ennemi ductile et insaisissable : la "base" (telle est la signification du terme arabe al Qa'ida) n'est pas tant territoriale que "base de données" rassemblant les jihadistes connectés par Internet à travers la planète. Le bombardement américain de l'Afghanistan et l'éradication des Talibans manquent la proie pour l'ombre. Ben Laden disparaît dans l'espace sidéral du monde numérique - où il incarne la figure d'un hacher maléfique dont émanent des communiqués en ligne et des enregistrements audio qui revendiquent en arabe des attentats sanglants à travers le monde. La guerre contre l'Irak viendra parachever - et pour une large part tentera de compenser - la traque inachevée contre le réseau polymorphe du terrorisme islamiste. Avec Ben Laden, Washington traitait les symptômes du mal. Avec Saddam Hussein, il s'attaque à sa cause supposée : l'élimination du dictateur irakien, incarnation sanguinaire du despotisme arabe, doit faire d'une pierre deux coups. D'une part mettre en selle un régime démocratique d'inspiration américaine destiné à servir de modèle aux sociétés civiles arabes voisines, ce qui éliminera les frustrations politiques engendrant le terrorisme, et permettra d'accueillir Israël au cœur d'un "Grand Moyen-Orient" réconcilié. D'autre part réintroduire sur le marché une production pétrolière irakienne réduite à la portion congrue par une décennie d'embargo et de sanctions, ce qui affaiblira la suprématie saoudienne, et hâtera les transformations d'une société dont les blocages ont engendré le monstre du terrorisme jihadiste - mais dont toute déstabilisation aurait des conséquences catastrophiques sur le marché mondial de l'énergie, si la pleine capacité irakienne ne pouvait en compenser les défaillances temporaires.

Menée de manière unilatérale et traduite par une victoire militaire rapide sur une armée conventionnelle du tiers-monde, l'offensive américaine contre Saddam Hussein trouve rapidement ses limites tant aux États-Unis qu'en Irak. Outre-Atlantique - comme outre-Manche chez le fidèle allié britannique - elle fragilise des gouvernements accusés en rétrospective d'avoir berné l'opinion en "gonflant" le danger qu'auraient représenté des armes de destruction massive irakiennes, en réalité inopérantes. En Irak, loin de se traduire en le succès politique immédiat prédit par ceux qui assimilaient la chute de Saddam à celle du mur de Berlin, manifestant ainsi leur ignorance du Moyen Orient, elle ouvre la boîte de Pandore. En sort l'irrédentisme kurde, chiite et sunnite, propice à propager de nouvelles lignes de faille dans lesquelles se réinvestissent, avec la résistance armée contre l'occupant, les logiques du terrorisme islamiste que l'élimination du régime de Bagdad était censée éradiquer.

Ce chaos, qui met en péril le Moyen-Orient, qui menace ses lieux saints et déchire le tissu social, représente la hantise séculaire des oulémas, les docteurs de la Loi. Ils le nomment fitna, ou guerre au cœur de l'islam.

Commencée sur les écrans de télévision, avec la retransmission sur les chaînes par satellite des images spectaculaires des tours jumelles qui s'effondrent le 11 septembre, puis prolongée par les apparitions soigneusement scénarisées de Ben Laden et de ses comparses devant une grotte afghane, cette guerre au cœur de l'islam envahit, avec l'occupation de l'Irak, l'univers sauvage planétaire des images circulant librement sur la Toile. S'y exhibent sans contrôle, à la faveur des liens hypertextes que se transmettent les internautes, tant les photos de prisonniers irakiens soumis à des sévices sexuels par leurs gardiens américains que le film de la décapitation d'un otage américain en Irak au cri de "Allah Akbar !" Par le biais de l'Internet, la guerre a investi l'espace privé, elle redéfinit des attitudes, induit des comportements qui effacent les frontières traditionnelles, géographiques, du dar al islam (le domaine de l'islam) et du dar a harb (le domaine de la guerre) qui structuraient la géopolitique musulmane à travers les quatorze siècles de son histoire. Le monde entier devient un espace indifférencié où se mêlent l'un et l'autre.

Deux ans et demi exactement après les attentats de New York et Washington, le 11 mars 2004, le terrorisme islamiste fait 191 morts dans une gare de Madrid. L'Espagne est à la fois un pays d'Europe, une part de l'Occident dont les troupes participent alors à l'occupation de l'Irak, mais aussi, dans l'imaginaire des jihadistes, l'ancienne Andalousie qu'il faut reconquérir - une terre musulmane usurpée par des infidèles, à l'instar d'Israël, du Cachemire ou de la Bosnie, dont il est licite de tuer les "occupants" impies. Dans la réalité, c'est également un pays d'immigration musulmane, où vivent des centaines de milliers de personnes, originaires du Maroc pour l'essentiel, à l'instar de leurs millions de coreligionnaires sédentarisés et ayant fait souche en France, au Royaume-Uni, en Allemagne et dans les autres pays de l'Union européenne depuis les années 1970, en provenance du Maghreb, du Moyen-Orient, de Turquie, du sous-continent indien. Ces populations sont traversées par des contradictions exacerbées  qui font de l'Europe, par-delà l'acuité des conflits qui se déroulent aujourd'hui en Palestine ou en Irak, le champ le plus important, sur le plan des symboles, de la bataille qui se joue pour le cœur et l'âme de l'islam dans le proche avenir.

Aux sites salafistes en ligne qui déprécient en toutes langues l'Europe comme "terre de mécréance" et appellent leurs fidèles de Londres ou Paris à subordonner l'acceptation de ses lois à la supériorité de la chari'a, la loi islamique, s'opposent, à l'autre bout du spectre, les jeunes issus de l'immigration des pays musulmans lorsqu'ils participent de plain-pied à la société démocratique du Vieux Continent, ont accès à son éducation libérale, et deviennent acteurs de sa prospérité. Ils peuvent aussi représenter, par l'exemple qu'ils donnent à leurs coreligionnaires à travers le monde, la sortie de l'impasse dans laquelle sont bloquées les sociétés de leurs pays d'origine, prises entre l'autoritarisme et la corruption des élites d'un côté, et les diverses variations d'un islamisme, de l'autre, dont le jihad armé est l'expression paroxystique. Mais cela suppose que les sociétés européennes mènent à bien le processus d'intégration de populations encore trop souvent handicapées par leur appartenance aux couches déshéritées, accompagnent de manière volontaire leur ascension sociale.

Le défi suppose de surmonter des égoïsmes tenaces, mais il se doit d'être relevé, car il conditionne l'avenir d'un islam aujourd'hui mêlé intimement à l'Occident - et donc de l'Occident lui-même. Face au terrorisme et aux impasses de la "guerre contre la terreur", plus qu'à New York et Washington, à Gaza, Riyad ou Bagdad, c'est dans les banlieues européennes que se joue la bataille de longue haleine par où s'achèvera la guerre au cœur de l'islam.

 

 

© Gilles Kepel, in Fitna, guerre au cœur de l'islam, Introduction, Gallimard, 2004

 

 


 

 

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