"Je me suis trompée" : tel est le terrible constat qu'établit une jeune femme journaliste, s'agissant de la cohabitation entre communautés trop éloignées par la culture. Et on ne peut manquer de songer au solennel avertissement lancé par Jacques Julliard au lendemain des attentats de Bruxelles : "vivre ensemble, cette expression inepte, indécente, derrière laquelle on camoufle l’apartheid des cultures, n’est qu’une blague, une blague sanglante... nos nations multiculturelles sont devant une alternative simple et sans échappatoire : intégration ou guerre civile"
Ici, après un court encadré listant les changements intervenus en six années dans le quartier dont il est question, après le "11 Septembre". on a choisi de rapporter, avec l'auteur, les réactions à l'évènement qui remplit de stupeur George W. Bush (parmi bien d'autres) et de fierté certains quartiers...

 

[...] Six ans plus tard, en 2006, le vendeur de kebab a abandonné ses jeans pour une tenue islamique et affiche un visage fermé. Cette année-là, un incident porte un coup fatal à ma volonté de ne rien voir. J'attends Max devant l'école pour l'emmener en scooter à son entraînement de tennis, à Vincennes. Vêtue d'un survêtement (je vais jouer moi aussi), je tiens mon casque dans une main et une cannette de Coca light dans l'autre. Je suis en avance, seule face à la porte cochère de l'établissement. Un homme en djellaba blanche descend la rue. Je le vois s'approcher sans vraiment le voir. Arrivé à ma hauteur, il me bouscule volontairement en sifflant : "Les femmes traînent pas en pantalon en buvant dans la rue ! Dégage, salope !" Sa violence m'a totalement prise de court. Je l'apostrophe bêtement : "Non mais, vous êtes malade ou quoi ! Crétin !"
Il se retourne pas, virant à droite au coin de la rue, probablement pour entrer dans la mosquée. Ce n'est pas grand-chose. Un incident isolé, le fait d'un excité. Mais cette mésaventure change brutalement mon regard sur la rue. Les jours suivants, je découvre ce que j'aurais pu voir depuis longtemps : des intégristes et, en particulier, les tablighi - ils ne taillent pas leur barbe, portent une calotte ou un bonnet et une longue tunique (un qamis) - quadrillent le quartier.
En haut de la rue, le nombre de librairies islamiques a triplé entre 1995 et 2005. Toutes n'appartiennent pas à la même mouvance. Comme je le découvrirai plus tard, Hervé Terrel avait décrit la genèse de ce phénomène en 1994, dans son article sur "L'enclave islamique de la rue Jean-Pierre Timbaud", publié dans Exils et royaumes, un ouvrage coordonné par Gilles Kepel.[...]
Je ne me sens plus la bienvenue dans mon propre quartier.

[G. Smith, pp. 134-135]

 

 

11 septembre 2001, métro Couronnes

 

Le matin du 11 septembre, je travaille chez moi, rue Henri-Chevreau. Nous avons dans notre pièce unique du rez-de-chaussée, qui sert à la fois de cuisine, de salle à manger et de salon, une petite télé que nous allumons rarement. La radio est également éteinte. L'Internet est alors rudimentaire et les téléphones ne servent qu'à téléphoner. Stephen [son époux] est en reportage au Maroc. Vers 16 heures, je sors pour récupérer les enfants à l'école. Yvette [une jeune fille au pair] est repartie en Australie et sa remplaçante n'est pas encore arrivée. II fait beau, je descends la rue des Couronnes de bonne humeur. Devant le kiosque du boulevard de Belleville, je remarque un attroupement inhabituel, une vingtaine d'hommes agglutinés autour de la radio du marchand de journaux. Certains parlent fort, en arabe, d'autres secouent la tête. Un chibani dit : "Non vraiment... Ça se fait pas". Je passe mon chemin, sans vraiment y prêter attention. Bruno n'est pas devant l'école, mais il y a là aussi un groupe de parents, en grande conversation à quelques mètres du portail. Alors que je me dirige vers eux, Max déboule du préau. Il me dit : "Il y a un avion qui vient de s'écraser dans une tour de New York ! Tout le monde dit que c'est à la télé". Je ne sais pas comment l'expliquer mais même à ce stade, l'ampleur de l'événement m'échappe. Je pense simplement que ma tante habite là-bas, à Battery Park, au pied des tours du World Trade Center, et qu'il faudrait l'appeler. Devant le kiosque à journaux, les hommes sont de plus en plus nombreux, très agités. Tout le monde parle en même temps. Une peur irraisonnée me gagne. Nous hâtons le pas.

Lily, Max et moi sommes assis devant notre télé. Les images de la destruction des tours jumelles construites à la pointe méridionale de Manhattan, en face de la statue de la Liberté, tournent en boucle. Des avions foncent dans les tours qui s'enflamment et s'effondrent, des gens se jettent dans le vide en direct. Lily dit qu'elle voit des gens tomber : "Ils vont être morts". Je la prends dans mes bras. Max me demande ce qui se passe, qui a fait ça, pourquoi les immeubles s'écroulent. Dans la soirée, Stephen m'appelle du Maroc. Il a appris la nouvelle alors qu'il déjeunait à son hôtel avec le meilleur spécialiste marocain de l'islamisme, Mohamed Tozy. Plus tard, un ami marocain lui a fait cette confidence : "La vérité, c'est que quand j'ai vu les premières images, j'ai d'abord pensé : "Que des Arabes aient réussi ça ... C'est bien fait pour les Américains ! On n'en peut plus de leur arrogance". Tout de suite après, je me suis dit que les gens tués n'étaient pour rien dans la politique étrangère de Bush".

Mercredi matin, dans la cour de Saint-Paul, les esprits s'échauffent avant même la première sonnerie. Kader dit, lui aussi, que c'est "bien fait", Jean-Luc rétorque que les Arabes sont tous des terroristes, et les voilà qui se bagarrent. Dans la mêlée, Ali crie "Nique les Américains !" Max lui balance un coup de poing : "Tu te tais !" Il n'est jamais allé aux États-Unis, et il ne parle pas anglais mais, voilà, c'est sorti. Edgar et Pierrick viennent à sa rescousse. À ce stade, Mme Garcia demande à Omar, le professeur d'éducation physique, d'intervenir pour calmer les esprits. En 2015, Max se souviendra de cette bagarre : "Je ne me sentais pas du tout américain, même pas à moitié. Mais j'ai fait ça parce que j'avais l'impression qu'on insultait mon père".

Omar H. est un Marocain d'une quarantaine d'années que les enfants ont élevé au statut d'idole de l'école. Quand il revient du gymnase, vers 16 heures, descendant la rue Jean-Pierre Timbaud avec son groupe d'élèves, les petits qui attendent leurs parents devant la sortie scandent : "O-mar le homard ! O-mar le homard ! O-mar le homard !" Tout le monde veut lui taper dans la main. Omar est bon public, il distribue généreusement petites calottes et bourrades. À Saint-Paul, sa seule concurrente en termes de popularité est la responsable de l'accueil, Mme Garcia, docteur ès bobos, maux de têtes, chagrins et soucis en tous genres... Mme Garcia possède une trousse de secours (arnica, pansements et thermomètre), un accent espagnol à couper au couteau et un grand cœur. Elle rend la justice tel Saint Louis sous son chêne, écoutant attentivement les parties venues solliciter son arbitrage avant d'énoncer sa sentence : "Yannis, tou rends le ballon à Chan, et Chan si tou tapes encore Yannis, ze le dirai à tes parents". Les bagarres sont fréquentes dans la cour et les couloirs de l'école. Les garçons démarrent souvent au quart de tour et dès qu'ils sont à court d'arguments, c'est-à-dire assez rapidement, ils tapent. La directrice et les enseignants estiment cependant que les petites altercations sont dans l'ordre des choses, et valent mieux que des haines recuites. Omar et Mme Garcia ne signalent que les cas avérés de brimades à répétition, les bizutages ou les raclées sérieuses. Un jour, le grand Ben, un colosse noir du CM2, s'en est ainsi pris au frère de Séverin dans la cour. Max et Lily se souviennent encore du bruit que faisait la tête du garçon cognant sur le bitume pendant que l'autre lui décochait des coups de pied. Avant qu'Omar ait eu le temps d'intervenir, Ben a sauté à pieds joints sur le crâne de sa victime à terre. Il a dû être évacué par le SAMU.

À Paris, quand la stupéfaction, la colère et l'hystérie des premiers jours de l'après 11 septembre retombent, Vigipirate et Al-Qaïda ont intégré le vocabulaire de la rue. L'ascétique Oussama Ben Laden fait résonner une fibre jusque-là inconnue à Belleville: la fierté de voir un Arabe défier la première puissance mondiale sur son sol. Ils sont rares à l'avouer franchement, mais on sent bien que le terroriste suscite un mélange de répulsion et d'admiration dans le quartier. On déplore la mort de civils innocents, tout en pensant que cet attentat calmera peut-être les yankees. L'atmosphère est différente, chargée d'une tension qui affleure. Rétrospectivement, Sarah, la voisine des T., pense que l'ambiance de la rue a commencé à changer à cette époque. Elle voit pour la première fois de toutes petites filles portant le voile. On commence à lui faire des remarques quand elle sort bras nus. Elle se fait même insulter pour être allée faire des courses dans une robe longue "trop" échancrée. À la rentrée 2002, après avoir beaucoup hésité, elle jugera préférable d'éviter l'école publique et inscrira son fils Matteo en maternelle à Saint-Paul.

Le 20 mars 2003, quand les États-Unis envahiront l'Irak au faux prétexte que Saddam Hussein posséderait des armes de destruction massive, la géopolitique aura, de nouveau, des répercussions directes sur notre petit monde. Notre nouvelle fille au pair, Camila, une Australienne de dix-sept ans, en fera les frais. C'est une blonde énergique et ambitieuse. Elle aime notre quartier qu'elle trouve animé et à la portée de ses moyens financiers. Un jour d'avril 2003, elle est au McDo du boulevard de Ménilmontant quand un groupe de jeunes beurettes l'entend commander son menu avec un fort accent anglophone. "Une Américaine !" s'écrie l'une des filles. Elles commencent à l'insulter. À la pousser. Camila tente d'expliquer qu'elle est australienne, mais les quatre filles sont surexcitées. Camila regarde autour d'elle, cherche un soutien dans le fast-food bondé. Elle se heurte à des visages fermés, des regards hostiles. Pour la première fois, elle voit que quasiment tout le monde est noir ou arabe dans ce McDo où elle a ses habitudes. Et pour la première fois depuis son arrivée en France, elle prend peur. Sans trop réfléchir, elle pousse une des beurettes et court vers les toilettes, dans lesquelles elle s'enferme. Furieuses, les filles tambourinent sur la porte : "On va tous vous crever ! Connasse, rentre chez toi !" Assise sur la cuvette, le cœur battant, Camila pense qu'elle sera en retard à la sortie de l'école, qu'elle n'a pas de téléphone portable pour me prévenir (elle l'a oublié à la maison), que les filles crient à mort Bush mais mangent au McDo, qu'elle est elle-même hostile à l'intervention américaine ... Elle a envie de pleurer. Quand les coups sur la porte et les insultes cessent, elle laisse passer une dizaine de minutes avant de quitter son refuge. Le gang est parti. Le lendemain, elle ressort de sa valise un tee-shirt sur lequel on peut lire : "Aussie girl".

C'est un incident fâcheux. D'abord, nous sommes responsables de la sécurité de Camila et le fait qu'on puisse la menacer dans un McDo à l'heure du déjeuner m'oblige à me demander si nous avons raison de la laisser aller et venir à sa guise. La seule consigne que nous lui avions donnée, c'était d'éviter la station Châtelet-Les Halles après 22 heures, et certains coins du XVIIIe. Et de ne pas porter de shorts trop courts ni de hauts trop décolletés. Faut-il lui acheter une bombe de gaz lacrymogène ? Le XXe est-il dangereux pour une jeune femme seule ? Les clients du McDo souhaitaient-ils tous qu'elle se fasse taper ? Je suis surprise que personne ne soit intervenu pour l'aider, mais surtout étonnée de devoir me poser ce genre de questions. L'incident aurait dû m'inciter à m'interroger sur la montée d'un anti-américanisme agressif. Mais je passe sur les "petits problèmes" qui se multiplient à cette époque. Au lieu de réagir, je m'adapte. Après tout, le quartier est généralement calme. Dans une grande ville, il est bien normal que des problèmes surviennent de temps à autre. Je traite l'incident comme un vol de porte-monnaie. J'achète une bombe lacrymogène pour Camila, et nous en restons là.

J'ai la même attitude un peu légère vis-à-vis de la mosquée Omar, qui jouxte l'école au 79, rue Jean-Pierre Timbaud. C'est un petit bâtiment vert et blanc sans même un minaret, un peu miteux. Tout au long de la journée, des hommes en tenue islamique y entrent et en sortent tranquillement. On dit dans le quartier que c'est un lieu de culte très radical, mais je sais que plusieurs de ses responsables scolarisent leurs enfants à Saint- Paul. Le vendredi seulement, la mosquée sort de sa discrétion pour prendre possession des lieux. Le prêche de l'imam est retransmis dans la rue par haut-parleurs. À la fin des années 1990, les fidèles débordaient légèrement sur les trottoirs de la rue Morand, où ils posaient leurs tapis de prière ou des bouts de carton. Puis ils ont occupé la chaussée, et, maintenant, ils préemptent également un bout de la rue Jean-Pierre Timbaud. Les rues bloquées déclenchent parfois des concerts de klaxons exaspérés, les insultes pleuvent et il arrive - rarement - qu'on en vienne aux mains. Je connais un officier des Renseignements généraux, affecté à la surveillance des personnalités politiques africaines en exil à Paris. Un vendredi que nous prenons un café place de la République, il croise par hasard l'un de ses collègues en route pour la rue Jean-Pierre Timbaud. Ce dernier nous explique qu'il reste souvent de la place dans la salle de prière de la mosquée, prévue pour accueillir mille deux cents personnes, mais que l'occupation de la rue fait partie d'une stratégie de démonstration de force du cheikh tunisien Mohamed Hammami. Je suis surprise de découvrir qu'il y a une part de provocation dans ces prières du vendredi. Jusque-là, je croyais, sans doute comme d'autres, qu'il fallait construire d'urgence plus de mosquées pour abriter les fidèles obligés de prier dans la rue. L'agent des RG m'a déniaisée, et le bâtiment blanc et vert me semble du coup moins inoffensif. Pourtant, je ne pense à aucun moment que la mosquée puisse "déteindre" sur la rue, influencer son évolution. Je raisonne avec les œillères de ma génération déchristianisée : les églises si présentes dans le paysage français sont des lieux de culte qui n'ont plus de lien organique avec les quartiers dans lesquels elles ont été bâties des siècles plus tôt. Alors qu'il y ait une mosquée intégriste dans notre rue, franchement, je ne vois pas où est le problème.

[…]

J'ai cru à tort qu'une tolérance sans bornes était la meilleure manière d'aider les étrangers et leurs enfants français à s'intégrer. Le quartier Couronnes s'est dégradé, entraînant dans sa chute une partie de ses habitants, parce que des gens comme moi, nous nous trouvions formidablement ouverts alors que nous étions en réalité naïfs, pas assez attentifs à la réalité, à leur réalité, surtout. La tolérance peut être une forme masquée de démission […] Je me suis trompée.

 

 

 

© Géraldine Smith, in Rue Jean-Pierre Timbaud (une vie de famille entre barbus et bobos), Stock, 2016

 

 


 

 

Texte soumis aux droits d'auteur - Réservé à un usage privé ou éducatif.

 

 

1. Dans un tout autre ordre d'idées, on pourra lire avec effroi l'expérience que fit l'auteur auprès d'une assistante maternelle "agréée" [pp. 17-20]
2. Sur Jean-Pierre Timbaud, qui cria "Vive le Parti communiste allemand !" avant d'être criblé des balles nazies, on consultera avec fruit ce que déclara à son sujet Léon Blum, lors du procès de Riom.