L'Institut national du travail et d'Orientation professionnelle, centre de recherches rattaché au conservatoire national des Arts et Métiers, et que dirige le professeur Henri Piéron, membre de l'Institut, vient d'achever le dépouillement d'une enquête nationale sur l'état des connaissances des enfants de France, ainsi que sur les conditions de l'entrée en 6e, dans les lycées et cours complémentaires.

 

Cette étude a été réalisée avec l'appui du Conseil supérieur de la Recherche scientifique et technique et en accord avec les directions générales de l'enseignement du 1er Degré et de l'enseignement technique sous la conduite de M. Maurice Reuchlin [1920-2015], responsable du service des recherches à l'I.N.O.P.
Ses résultats complets paraîtront sous peu, à la fois en maquette et en numéro spécial de la revue B.I.N.O.P., publiée par l'Institut qui a effectué ces recherches.
"L'Éducation Nationale" en donne aujourd'hui une analyse. Elle publiera volontiers les observations que pourraient susciter, de la part de ses lecteurs, la méthode d'enquête, ses résultats ou les conclusions des enquêteurs.

 

 

La méthode d'enquête

 

Il ne pouvait évidement être question pour l'I.N.O.P de "tester" tous les écoliers d'une classe d'âge déterminée, ce qui eût supposé le dépouillement et l'exploitation de quelque 800 000 copies.

L'enquête a porté sur 397 écoles réparties à travers tous les départements, de telle sorte que sur la base du nombre moyen d'écoles par département, l'échantillon d'élèves examinés représente partout la même fraction de la population scolaire totale.

Dans chaque département, les écoles furent choisies par tirage au sort. Les méthodes de choix utilisées ont fait que chaque école de France a eu exactement au même titre que les autres sa chance d'être désignée : ainsi est-il arrivé que les enquêteurs soient contraints de se rendre dans des localités éloignées, presque privées de moyens de communication. Cette méthode n'a été possible que grâce à la structure décentralisée de l'I.N.O.P, qui possède dans tous les départements des conseillers d'orientation professionnelle.

Au total, plus de 200 conseillers d'orientation professionnelle, psychologues scolaires, instituteurs, ont participé à l'enquête.

Afin que les jugements personnels des enquêteurs ne puissent influer sur les résultats, deux questionnaires de connaissances furent préparés, l'un pour le français, l'autre pour le calcul ; ils furent préalablement mis au point dans des "classes témoins". Ils étaient composés de questions pouvant être notées selon un barème objectif et uniforme dans toute la France : les conditions dans lesquelles les épreuves devaient avoir lieu et être corrigées, furent précisées dans les moindres détails, de même que le barème de correction.

Enfin, le dépouillement de l'enquête fut confié a des machines électroniques.

Les examens eurent lieu dans 84 départements, du 17 avril au 8 mai 1957, sur 4 860 élèves.

On relève pour 100 écoles enquêtées, 30 écoles à une classe. Pour 100 enfants enquêtés, 9 étaient élèves dans une école d'une seule classe. La répartition par sexe donne 51 garçons et 49 filles.

De sensibles différences d'âge sont à noter : si 46 % des enfants ont eu 11 ans dans l'année, 12 % avaient moins de 10 ans 1/2 et 42 % plus de 11 ans 1/2 (et jusqu'à 14 ans).

Il ne s'agissait pas, en effet, de préciser le niveau intellectuel des enfants d'un âge donné (comme dans les enquêtes menées par l'I.N.E.D.), mais le niveau des connaissances des élèves des cours moyens 2e année (homologues des 7e des lycées) au moment où se situe pour les enfants l'option décisive, à savoir être ou non candidat à l'entrée en 6e dans un lycée ou un cours complémentaire, en d'autres termes, s'engager ou non dans des études longues.

Voici quelques spécimens des résultats :

Calcul-opérations                                 Pourcentage de réponses exactes

195 + 205                                                                               84 %

170 X 0,5                                                                                62 %

25 % de 8 000                                                                         30 %

1/8 + 1/4 + 1/2                                                                       17 %

 

Français-orthographe. - Voici le texte de la dictée : "Le chemin glacé longeait la rivière glacée. Sur l'autre rive, les maisons s'espaçaient, chacune entourée de terrain défriché. Derrière ce terrain, et des deux côtés, c'était le bois qui venait jusqu'à la berge, fond vert sombre sur lequel se détachaient quelques troncs de bouleaux blancs et nus.

De l'autre côté du chemin, la bande de terre qu'on avait défrichée était plus large et continue ; les maisons plus rapprochées semblaient prolonger le village en avant-garde". (d'après Louis Hémon, Maria Chapdelaine) [78 mots]

- se détachaient quelques troncs de bouleaux                           53 %

- la bande de terre qu'on avait défrichée                                   52 %

- semblaient prolonger                                                             57 %

- fond                                                                                       72 %

- troncs                                                                                     52 %

- bouleaux                                                                                 81 %

L'élève moyen typique, le 50e sur un groupe de 100, a fait 6 fautes entières à la dictée, connaît 6 des 10 règles d'accord grammatical, est en mesure de répondre à 10 questions posées, a obtenu 3 points sur 10 en analyse grammaticale.

Compte tenu des diverses données retenues par les enquêteurs, les enfants semblent se classer en 2 groupes qui correspondent : 1° aux régions denses et fortement industrialisées à population en extension et à classes chargées, c'est-à-dire grosso modo aux régions urbaines. 2° aux régions rurales.

Le niveau moyen des connaissances est sensiblement plus élevé dans les premières que dans les secondes, surtout en français.

 

 

Complément : Maria Chapdelaine, texte originel

 

Le chemin glacé longeait la rivière glacée. Sur l'autre rive les maisons s'espaçaient, pathétiquement éloignées les unes des autres, chacune entourée d'une étendue de terrain défriché. Derrière ce terrain, et des deux côtés c'était le bois qui venait jusqu'à la berge : fond vert sombre et de cyprès sur lequel quelques troncs de bouleaux se détachaient çà et là, blancs et nus comme les colonnes d'un temple en ruine.

De l'autre côté du chemin la bande de terre défrichée était plus large et continue ; les maisons plus rapprochées semblaient prolonger le village en avant-garde ; mais toujours derrière les champs nus la lisière des bois apparaissait.

Louis Hémon, Maria Chapdelaine (1916), p. 18 [107 mots]

 

 

 

Les lacunes du système actuel de sélection

 

L'enquête ne se bornait pas à donner une description analytique de l'état effectif des connaissances à une époque donnée. Elle visait aussi :

1° à comparer les résultats obtenus par chaque enfant aux jugements que ses maîtres portent sur lui,
2° à comparer le niveau des connaissances des enfants admis en 6e et celui des élèves non-candidats.

Voici les conclusions des enquêteurs :

1° L'instituteur connaît mieux que tout autre les connaissances de ses élèves, mais il ne peut apprécier exactement leur importance relative par rapport à l'ensemble des élèves.

L'enquête montre qu'il existe d'incontestables divergences entre les qualifications "très bons", "bons", "moyens" ou "médiocres" attribuées par les maîtres, qualifications qui sont si importantes maintenant pour l'entrée en 6e ou en cours complémentaire. Ces divergences sont particulièrement accentuées dans les écoles rurales.

Plus de 100 000 enfants, soit un sur cinq, ont des connaissances pour le moins comparables à celles des candidats admis en 6e ou en cours complémentaires, mais ils n'ont pas demandé à y être admis.

Le tiers de ces "non-candidats" a un niveau de connaissances supérieur à celles du candidat moyen. On reste consterné devant cette déperdition de forces tragique, et pour les intéressés, et pour le pays. L'un des mérites de l'enquête aura été de mettre en lumière, par des données chiffrées, ce fait connu mais point encore statistiquement établi.

Parmi les non-candidats, précisent les enquêteurs, se distingue un groupe de "non-candidats supérieurs", dont les moyennes sont nettement constantes et nettement supérieures à la moyenne des candidats.

Ce résultat est d'autant plus saisissant si on le met en rapport avec le groupe des enfants qui sont candidats à l'entrée en 6e, mais qui se détachent du peloton de façon tout aussi nette par le bas niveau de connaissances dont ils ont fait preuve lors de l'enquête. "La grande infériorité de ces candidats inférieurs à l'égard des non-candidats supérieurs frappe. Ces deux groupes sont très sensiblement égaux en nombre. Le projet consistant à remplacer ces candidats inférieurs par des non-candidats supérieurs serait évidemment d'une utopie simpliste. On ne peut cependant s'empêcher de songer devant ces données". Telle est la conclusion des enquêteurs.

3° Plus de candidats en milieu urbain qu'en milieu rural

On a signalé déjà que le niveau général des connaissances était plus élevé en milieu urbain qu'en milieu rural. Le niveau moyen des candidats en 6e est aussi plus élevé à la ville qu'à la campagne. Le pourcentage des enfants candidats à l'entrée dans les 6e des lycées et des cours complémentaires et s'engageant dans la voie des études secondaires est également plus élevé dans les groupes de population agglomérée.

4° Le "gaspillage intellectuel" et l'inégalité des chances devant l'éducation sont plus grands en milieu rural qu'en milieu urbain.

Mais cette constatation prouve une fois de plus que les enfants des campagnes sont les plus défavorisés par le système actuel. En effet, les meilleurs des non-candidats ruraux arrivent à égalité avec ceux des villes alors qu'ils se sont développés parmi une population dont le niveau de connaissances est inférieur à celui des villes. De sorte que parmi les enfants qui n'accèdent pas à l'enseignement secondaire figurent, dans les campagnes, des enfants vraisemblablement mieux doués qu'à la ville : "si les 'victimes' ont partout le même niveau, elle avaient dû pour l'atteindre se montrer capables de compenser le handicap général attaché aux classes rurales".

Ainsi, le gaspillage intellectuel atteint son maximum à la campagne : c'est donc d'abord sur le milieu rural que doivent porter les efforts.

Dès lors, la conclusion de cette enquête apparaît clairement. C'est moins le mode d'admission en 6e qui est responsable de la déperdition des énergies, que les structures elles-mêmes. Ce qu'il faut aménager avant tout, ce sont les formes de l'enseignement.

Les problèmes qui sont posés par cette enquête sont en effet multiples ; les solutions le sont aussi. Deux mesures immédiates sont recommandées par les enquêteurs :

- dresser à l'usage des maîtres un tableau généralisé des connaissances au CM2 et un barème de leur valeur pour éviter les différences d'appréciation,
- informer plus largement les familles de l'intérêt qu'ont leurs enfants à poursuivre leur scolarité pour diminuer le nombre des non-candidats qui seraient parfaitement aptes à faire des études longues.

Mais au-delà de ces mesures, un problème reste posé intégralement, celui du milieu rural, défavorisé par l'éloignement des établissements scolaires et les difficultés que la distance entraîne : transport, logement, conditions matérielles.

On sait que la solution de ces difficultés est un des objectifs majeurs de la réforme de l'enseignement.

 

 

in l'Éducation nationale n° 17, 8 mai 1958, p. 5-7]

 

 

Compléments

 

Répartition de la classe de sixième (278 230 élèves) à la rentrée 1958

 

 

Lycées 52 % (145 400)
Cours complémentaires 46 % (126 500)
Collèges techniques 2 % (6 330)

 

 

Réaction

 

En dépit de l'appel (du pied) de l'hebdomadaire l'Éducation nationale à ses lecteurs pour commenter les résultats de l'enquête nationale ci-dessus, un seul 'candidat', apparemment, a pris la plume. Je donne sa prose sans aucun commentaire...

Les meilleurs élèves pour la 6e

M. J. L., instituteur à Orléans,conteste la valeur de l'enquête, et fait les remarques suivantes :


"1° Il est extrêmement rare qu'un élève vraiment doué ne continue pas ses études secondaires, les bourses palliant les difficultés matérielles.
2° Il semble que le niveau des connaissances soit beaucoup trop faible. Ainsi, les enfants classés dans le groupe 'non-candidats supérieurs' seraient sans doute loin de devenir tous bacheliers.
Exerçant depuis de longues années dans un CM2, je présente en 6e les meilleurs élèves ; les autres seraient incapables de suivre avec profit l'enseignement secondaire. Mais peut-être auraient-ils été classés dans la catégorie 'non-candidats supérieurs' si on leur avait proposé des exercices simples.
3° Il faut se souvenir qu'il y a un déchet de 70 % pour les élèves admis en classique, que dans les sections modernes, au baccalauréat 1e partie on enregistre 45 % d'échecs. Donc, trop d'élèves entament des études secondaires sans beaucoup de chances de succès ! Aussi les conclusions de l'enquête me paraissent-elles peu valables".

 

in l'Éducation nationale n° 23, 19 juin 1958, p. 9]

 

 

Résumé

 

Cette enquête, entreprise dans le cadre de travaux docimologiques, a précisé de façon analytique l'état des connaissances, en Français et en Calcul, de 4 860 élèves de Cours Moyen 2e année fréquentant 394 écoles, choisies de façon à constituer un échantillon représentatif de l'ensemble des écoles primaires publiques françaises.

De telles enquêtes sont susceptibles d'éclairer certains problèmes controversés, dont un seul est abordé dans ce rapport : celui de la candidature et de l'admission en 6e.

On montre que les appréciations portées par les maîtres sur les connaissances de leurs élèves manquent d'une base commune d'appréciation, le même niveau de connaissances pouvant être qualifié indifféremment, selon les maîtres, de Très Bon, Bon, Moyen ou Médiocre.     

On insiste surtout sur les faits suivants : 20 élèves environ sur 100, dans les classes considérées, ont des connaissances égales à celles des élèves admis en 6e, et ne sont pas candidats, alors que 25 élèves environ sur 100, dans ces mêmes classes, sont des candidats ayant les connaissances requises pour l'admission. Le quart des "non candidats qui pourraient l'être" témoigne de connaissances égales ou supérieures à celles du candidat moyen.

Une étude plus analytique de ces données fait intervenir un ensemble de caractères démographiques et économiques des localités. Il apparaît que le niveau général des connaissances, le pourcentage des élèves candidats à la 6e, et le niveau des connaissances de ces candidats augmentent tous trois lorsqu'on passe des localités rurales aux localités urbaines. Par contre, le pourcentage et le niveau des connaissances des "non candidats qui pourraient l'être" sont sensiblement les mêmes partout. On avance un essai d'interprétation de ces constatations, et en particulier l'idée que des abstentions regrettables doivent s'observer plus souvent à la campagne qu'à la ville chez des enfants bien ou très bien doués.

Quelques moyens sont proposés pour remédier à ces imperfections : utilisation, par les maîtres ayant à juger leurs élèves, de barèmes leur fournissant des informations précises sur l'état général des connaissances, et pouvant constituer une base de référence commune à l'ensemble des écoles ou à une catégorie d'écoles (les méthodes mécanographiques permettant de réaliser ces enquêtes dans des délais assez courts pour que leurs résultats soient utilisables) ; efforts pour informer, convaincre, aider les parents dont les enfants. se révèlent capables d'entreprendre des études secondaires. Les Services de l'Orientation professionnelle peuvent aider à la mise en œœuvre de ces moyens qui ne peuvent bien entendu être efficaces que dans les limites tracées par certaines conditions d'ordre général.

 

 

[Études docimologiques, INETOP, février 1958, pp. 24-25]