Quand le général Pinochet a tué la démocratie, elle était déjà morte…

 

 

Que n'a-t-on pas écrit ou dit, à la suite de la prise du pouvoir, par coup d'État, du général Augusto Pinochet ! C'était le 11 septembre 1973. Très peu de temps après, le "candidat permanent de la gauche" s'était à cette occasion fendu d'un texte d'ailleurs très sobre - mais tellement biaisé, avec le recul - qu'il avait fait graver sur un quarante-cinq tours, avec des chants révolutionnaires chiliens, lequel disque fut vendu sous la marque de la "Rose au poing". Naturellement, c'était bien du fascisme ; mais de là à accepter d'analyser sereinement les causes de ce renversement par la force (et le sang)... Aujourd'hui encore, il me semble qu'il est trop tôt ; il y a vingt ans, dans un article aussi lumineux que pondéré - comme toujours - Revel pensait déjà qu'il était trop tôt... C'est que certaines œillères sont particulièrement épaisses. Alors, puisque ne manquera pas, comme chaque année, d'être célébrée cette authentique défaite d'une gauche échevelée et tyrannique, peut-être n'est-il pas inutile de relire cette prose dense et scrupuleusement honnête, celle de J. F. Revel...

 

 

Au moment du dixième anniversaire du coup d'État qui a ravi à Salvador Allende à la fois son pouvoir et la vie, et au peuple chilien la démocratie, l'heure est-elle venue de tenter une analyse sérieuse de la tragédie de 1973 et de ses causes ? J'en doute. Les passions, les barrières idéologiques, l'interdisent encore, je le crains. La gauche internationale, depuis dix ans, s'en tient à une version des faits et à une seule : Allende a été renversé et assassiné par un complot militaro-fasciste soutenu par les États-Unis, et quiconque veut établir le bilan des responsabilités du gouvernement de l'Unité populaire se voit aussitôt accusé de complicité avec Pinochet.

La gauche, dans le monde entier, désirait tant voir une expérience de socialisme démocratique réussir enfin ; elle avait tant dit que la prudence d'Allende au Chili constituait cette expérience, qu'il lui fut impossible d'en attribuer l'échec à autre chose que des causes purement artificielles. Pourtant, bien avant le coup d'État, tous étaient au courant de la détérioration de la situation à la fois économique et politique. On savait combien étaient graves l'inflation, démentielle même pour l'Amérique latine, la pénurie alimentaire, le rationnement, les grandes manifestations des camionneurs manquant de pièces détachées ou de ménagères tapant sur les casseroles, parce qu'elles ne trouvaient plus au marché de quoi les remplir. Mais la gauche ne manquait pas d'explications rassurantes pour tout cela : le chaos économique provenait du complot des multinationales et des banques organisant le "blocus" du Chili et lui coupant ses lignes de crédit pour l'asphyxier.

Quant aux manifestants, ils étaient de toute évidence lancés dans la rue par la C.I.A. Or, en admettant même que des services spéciaux étrangers aient pu noyauter les manifestants, on voit mal comment des dizaines de milliers de citoyennes et de citoyens des couches incontestablement moyennes et modestes auraient pu ainsi être ainsi mobilisés sans être poussés par un authentique mécontentement populaire. La thèse est absurde et d'ailleurs anti-marxiste.

Lorsque les mineurs des mines de cuivre que l'Unité populaire avait achevé de nationaliser (le processus avait commencé auparavant, sous la présidence démocrate-chrétienne d'Eduardo Frei) se sont mis en grève contre le régime, j'ai rencontré des socialistes à Paris pour m'expliquer que ces ouvriers avaient été soudoyés par l'ambassade des États-Unis ! Quant aux lignes de crédit, il y a longtemps qu'on a démontré qu'elles n'avaient jamais été réellement coupées. Les dettes chiliennes avaient été plusieurs fois rééchelonnées, de nouveaux crédits consentis et, quand Allende a été assassiné, il disposait, ô paradoxe ! de plus de facilités en devises fortes qu'aucun de ses prédécesseurs. La faillite économique résulta donc bien plus de causes internes que de causes externes.

Il en va de même pour la faillite politique, la décomposition de l'État, les illégalités nombreuses qui avaient déjà faussé le fonctionnement de la démocratie avant que l'armée ne l'achève. Quand Pinochet a tué la démocratie au Chili, elle était déjà morte. Le pays était dans une situation de pré-guerre civile. Le régime avait au début cherché en toute bonne foi à tracer un chemin légal vers le changement de société. Le pouvait-il, étant donné qu'Allende n'avait été élu qu'avec 36 % du vote populaire ? Très vite il se heurta donc à des résistances dans la société civile et tenta de les surmonter en poussant le prolétariat urbain à un comportement révolutionnaire de "rupture".

L'Unité populaire se mit à combattre non seulement les groupes privilégiés mais les classes moyennes, détruisant un capital humain rare en Amérique latine et qui s'était formé au moyen d'une lente maturation. Plus qu'un moyen de distribution des denrées, le rationnement devint un instrument de surveillance et de mise en fiches des personnes. Des milliers de révolutionnaires professionnels étrangers, en provenance du continent latino-américain et d'autres continents, s'infiltrèrent, avec la complicité du gouvernement, dans toutes les activités pour les diriger suivant des normes purement politiques qui annonçaient le parti unique. L'armée même ne fut pas à l'abri de la subversion souterraine, au moment même où Allende, en avril 1973, nommait des généraux dans son gouvernement pour qu'ils l'aidassent à surmonter le chaos où s'effondrait le pays.

L'école publique fut soumise à un monolithisme idéologique et autoritaire. C'est que le parti socialiste chilien, et en particulier son aile gauche, le M.I.R., n'étaient nullement réformistes ou sociaux-démocrates. Le parti était marxiste-léniniste dans sa doctrine et assez peu différent par ses méthodes de son allié communiste.

À la veille du coup d'État, Salvador Allende ne pouvait déjà plus maintenir au pouvoir de façon démocratique l'Unité populaire telle qu'il l'avait constituée. Il envisagea un gouvernement d'union nationale avec la démocratie chrétienne, solution qui fut repoussée par le parti socialiste et le parti communiste. Il songea à un référendum qu'il eût inévitablement perdu, car les prétendus gains électoraux réalisés par l'Unité populaire aux élections municipales de mars 1973 avaient été dus en partie à la fraude et ne lui avaient pas donné même ainsi la majorité. Restaient possibles soit la guerre civile, soit le passage au système totalitaire du parti unique de type castriste, ce qui eût exigé l'appui d'au moins une partie de l'armée, soit le putsch dans un sens fasciste. On sait que, malheureusement, c'est cette dernière issue qui prévalut. Mais les deux autres n'auraient pas été moins catastrophiques.

Aujourd'hui, alors que Pinochet vacille, qu'il est contraint à son tour d'évoluer, de même d'ailleurs que d'autres dictatures de droite, en Argentine, en Turquie, au Pakistan, souhaitons que la gauche se montre capable de saisir à nouveau cette chance historique sans démence idéologique, dans le cadre d'un retour "à l'espagnole" vers la démocratie.

 

© Jean-François Revel, in Nice-Matin, 6 septembre 1983

 

 

 


 

 


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